Dans une industrie où le marché illicite occupe une place significative, les grands cigarettiers ne dénoncent que faiblement la concurrence issue de pays moins regardants sur la réglementation. Cette molle indignation contre les « illicit whites » et China Tobacco dissimule mal les liens entre Big Tobacco et le marché noir, que confirment deux récentes enquêtes.

Pendant de nombreuses années, les quatre « Majors » de l’industrie du tabac (Philip Morris International, British American Tobacco, Imperial Brands et Japan Tobacco International) sont restées rigoureusement silencieuses face à la montée en puissance de la China National Tobacco Corporation (CNTC), plus connue sous le nom de « China Tobacco ». Et pour cause : l’entreprise adossée à l’État chinois concentrait son activité sur le territoire national, bien assez grand et peuplé pour faire le beurre de Pékin. Selon une enquête publiée fin juin par le groupe de journalistes internationaux (OCCRP), China Tobacco serait en effet la quatrième société la plus rentable du pays, comptant pour 11 % du revenu fiscal total… Mais en 2015, l’ogre chinois a opéré un changement de cap majeur – son lancement sur le marché mondial – qui aurait dû terroriser ses concurrents internationaux. Car si ces derniers, jusque-là connus sous le nom de « Big Tobacco », contrôlaient 80 % des ventes de tabac hors de Chine, l’arrivée de ce nouvel acteur change complètement la donne. Avec près de la moitié (45 %) de la production mondiale, China Tobacco pèse en effet plus lourd que ses quatre principaux concurrents réunis. Et si l’ancien monopole d’État écoule encore l’essentiel de ses produits à l’intérieur du pays, il a déjà organisé sa mondialisation avec la création de dizaines de filiales à travers le monde, y compris dans l’Union européenne, et la prise de contrôle de plusieurs sites de production au Zimbabwe ou encore au Brésil.    

Un géant du tabac chinois aux pratiques analogues à Big Tobacco    

Dans son enquête sur China Tobacco, les journalistes de l’OCCRP ont mis au jour de nombreuses pratiques controversées et même illégales, comme le conflit d’intérêt entre l’État chinois et l’entreprise, qui partage en outre le même site web que l’autorité nationale de régulation du marché, ou l’organisation d’un vaste trafic de cigarettes dans de nombreux pays du monde. Ces méthodes, les « Majors » devraient être les premières à les combattre férocement, comme elles savent si bien le faire à travers leurs activités de lobbying. Mais étonnamment, elles sont toujours aussi peu promptes à dénoncer les travers de leur plus grande rivale. À peine trouve-t-on trace, dans une publication financée par la Fondation pour un monde sans fumée (elle-même subventionnée par PMI), des contradictions de l’État chinois, à la fois principal actionnaire de China Tobacco et signataire de la Convention cadre de l’OMS pour la lutte anti-tabac (CCLAT), ou encore de l’absence remarquée de China Tobacco dans le rapport 2019 de l’OMS sur les tendances mondiales sur l’usage du tabac, là où PMI et BAT sont cités au moins 20 fois, rapporte l’enquête internationale. Ce manque de véhémence face aux activités délictueuses de China Tobacco vise, en réalité, à protéger les liens qui existent entre la multinationale chinoise et les acteurs historiques de Big Tobacco. Comme le rappelle l’agence Reuters, PMI a noué un partenariat avec CNTC pour la fabrication des produits de sa marque Marlboro en Chine dès 2005. Le groupe américain a été imité en 2013 par BAT et en 2017 par Imperial Brands, les deux cigarettiers s’étant associés à des filiales de China Tobacco pour être présents sur le marché chinois.

« Illicit whites » : la stratégie inchangée de Big Tobacco

Dans une industrie connue entre autres pour la puissance de ses lobbies, le double jeu des Majors n’est pas sans rappeler la stratégie de communication adoptée il y a quelques années face à l’émergence des « illicit whites ». Ces cigarettes de marques déposées dans des monopoles d’État d’Europe de l’Est, comme la Moldavie, l’Ukraine et surtout la Biélorussie, ont explosé sur le marché européen en 2017 malgré l’absence d’autorisation de leur commercialisation. Dans son enquête portant sur le dernier trimestre 2017, Seita, une filiale d’Imperial Brands, dénonce la recrudescence d’ « illicit whites » en France, où elles représentaient 12,5 % du marché, selon Hervé Natali, responsable prévention chez Seita Imperial Tobacco. « Ces cigarettes n’ont pour vocation que d’être revendues dans d’autres pays à travers des trafics illégaux, prévient-il. Et ça pose un vrai problème sanitaire à l’arrivée. En tant que fabricants de cigarettes, nous avons un cahier des charges très précis. Pas eux… » Là aussi, l’indignation des grands cigarettiers est restée timorée.    

Nouvelle preuve d’implication des majors du tabac dans les illicit whites

Car comme avec China Tobacco, les Majors partagent également des intérêts avec les producteurs de cigarettes illégales fabriquées en Europe de l’Est… Dans un documentaire intitulé « Zolotoe dno » (« Mine d’or » en biélorusse), le journaliste biélorusse en exil Evguéni Medvedev dénonce un système de corruption et de contrebande mis en place par le président Alexandre Loukachenko et son entourage, qu’il accuse notamment d’être alimenté par Big Tobacco. D’après les témoignages et documents recueillis, PMI, BAT et JTI disposeraient de partenaires commerciaux en Biélorussie impliqués dans la contrebande de cigarettes vers l’Union européenne, notamment en fournissant les fabricants biélorusses en tabac brut. Interrogé sur le sujet, PMI prétend n’avoir trouvé aucune preuve de l’implication de son partenaire biélorusse dans le commerce illégal. « Nous surveillons activement les listes de sanctions de l’Union européenne et des États-Unis afin d’être attentifs aux sanctions des gouvernements, des entreprises et des particuliers », a ajouté le groupe américain. Le 24 juin, suite aux actions de répression et aux violations des droits de l’Homme qui se multiplient à la tête du pays, le Conseil européen a justement voté de nouvelles sanctions économiques à l’encontre de la Biélorussie avec, à la clé, des restrictions sur le commerce de biens utilisés pour la production ou la fabrication de produits du tabac. Une mesure forte de Bruxelles contre le trafic de cigarettes biélorusses, qui reste à ce jour sans réaction de la part des Majors.

Alors que les géants du tabac s’exonéraient de toute responsabilité pour les trafics en accusant les « illicit whites », les révélations sur leur implication les ont forcés à changer de bouc émissaire. Ils se sont alors tournés vers la contrefaçon, semblant accuser les Chinois – avec qui ils entretiennent des rapports d’affaires. Ces nouvelles révélations des enquêteurs de l’OCCRP vont-elles faire réagir les services de communication des géants du tabac, à défaut de faire réagir leurs services de lutte contre les trafics ?

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